Segann était assis derrière son étal, sur la place du village, en ce beau jour d’été. Devant lui, bien alignés, trois poissons attendaient de trouver preneur. Comme à son habitude, Segann ne prêtait pas attention à l’activité qui l’entourait, concentré qu’il était à sculpter son bout de bois.
De la forme brute et massive du début, il avait réussi à en faire ressortir la silhouette d’une grosse femme enceinte. Il comptait l’offrir au Manannan Mac Lyr, espérant que sa prochaine pêche soit plus importante.
De la pointe de son coutelas, Segann entaillait le morceau de bois avec une précision méticuleuse. Plongé dans son ouvrage il ne vit pas arriver le groupe de chasseurs qui jetèrent sur l’étal voisin, deux gros sangliers.
Cennmhar le traqueur à la grosse tête l’apostropha comme à chaque retour de chasse.
« Et bien Segann, voila trois bien jolis poissons ! » lui dit il d’un ton moqueur. « Il est sûr qu’avec une telle prise, tu vas nourrir au moins deux enfants » ajouta t’il, provoquant un éclat de rire général chez ses comparses qui commençaient à découper les sangliers.
Segann naïvement, répondit : « J’ai pêché dix poissons ce matin, et j’en ai offert sept aux Dieux pour les remercier pour cette pêche »
« Et bien nous, nous avons tué deux sangliers et un marcassin. C’est lui que nous avons donné aux druides pour qu’ils fassent leur offrande »
« Mais c’est bien insuffisant pour une aussi belle prise » s’indigna Segann. « Et les druides sont particulièrement occupés en ce moment. Ne pouvez vous pas faire vos offrandes vous-même ? »
Posant ces deux larges mains sur l’étal de Segann, Cennmhar planta ses yeux dans ceux du pêcheur. « A chacun sa fonction ! Les druides font les offrandes, les chasseurs chassent, et les pêcheurs taillent du bois. » dit il narquois
« Qu’offriras tu aux Dieux, Segann le malin, le jour où tu ne pêcheras qu’un seul poisson ? Une écaille ? »
Fièrement, Segann répondit : « Non, je ferais offrande d’une de mes statuettes. Les Dieux les apprécient beaucoup. Il y a trois lunes, je leur en ai offert une et j’ai pu ainsi pêcher dix sept poissons ! »
En entendant cela, les chasseurs repartirent dans des éclats de rire.
Cennmhar tapota le dos du pêcheur et d’un ton enjoué lui proposa de se joindre à eux.
« Cesse donc la pêche durant un mois et accompagne nous en forêt. Tu verras, tes prises nourriront davantage le village. »
Segann, qui ne demandait qu’à apprendre, accepta et dès le lendemain se joignit à Cennmhar et ses hommes. Mais le marin du clan Foldaeg n’avait ni l’habileté, ni la discrétion des chasseurs.
Après quelques jours, lassé de voir les proies s’échapper aux bruits des pas du pêcheur, Cennmhar lui demanda de ne plus les accompagner.
Les chasses étaient de plus en plus importantes et la part aux Dieux de plus en plus faible.
Les mois passèrent et l’hiver arriva. Les prises de l’été firent place à la disette et on ne comptait plus combien de fois les chasseurs revinrent bredouilles.
Segann se trouvait sur la plage à contempler les flots déchaînés par les vents, tout en taillant une baguette de bois, quand Tualann, le chef du village, vint à sa rencontre.
« Tu m’as l’air bien pensif, Segann. J’aurais pensé te trouver sur ton bateau plutôt qu’assis dans le sable. La chasse ne produit plus et nous comptons sur les pêcheurs pour nous alimenter »
« Tualann notre chef, les flots des prairies de Manannan Mac Lyr ne sont pas aussi fertiles que les forêt de Kernunos. Par ce temps, nous ne pouvons sortir nos navires. Mais je crois avoir trouvé la solution. Vois tu cette baguette ? Je l’ai travaillé pour en faire un appeau. J’ai bien observé les chasseurs et j’ai appris. Si je ne peux aller au gibier, le gibier viendra à moi. Avec cet appeau je pourrai moi aussi attirer les grives et les canards sauvages. »
Puis laissant le chef du village seul sur la plage, Segann alla prier les Dieux et leur offrit la sculpture de la femme enceinte qu’il avait mis tant de temps à parfaire.
Se positionnant devant la lisière de la forêt qui bordée la côte, il souffla dans sa baguette… mais aucun son n’en sortit !
Déçu, le marin souffla à nouveau plus fort, mais encore une fois, on n’entendit que le bruit du vent qui continuait de battre les côtes.
A plusieurs reprises, il souffla et re-souffla, en vain…
Quand soudain se produisit une chose extraordinaire. La mer semblait produire des clapotis nouveaux. Se retournant, il vit non loin du bord, les grands poissons argentés qu’il croisait parfois au large, sauter, virevolter et taper de leur queue à la surface de l’eau, provoquant écumes et grands bruits.
Plus il soufflait et plus ils étaient nombreux.
Entre la ligne des grands poissons argentés et la côte, le marin put voir un ban de poissons pris en tenaille qui commençait à se débattre.
Il courut jusqu’à son bateau saisit un filet et interpellant les autres pêcheurs se jeta à la mer.
Jamais pêche ne fût aussi bonne.
Une année durant, et alors que le gibier avait déserté la région, le village put ainsi se nourrir des pêches de Segann, jusqu’au jour où le marin décida d’offrir aux Dieux, le appeau aux grands poissons d’argent.
Cennmhar le traqueur à la grosse tête lui demanda :
« Pourquoi te séparer de cet objet ? C’est grâce à lui que nous pouvons manger » reconnut le chasseur penaud.
« Non, c’est grâce aux dieux ! » répondit Segann, « qu’ils en soient remerciés »
Le lendemain, les chasseurs revenaient avec un cerf.
Je remercie Segann le Marin, du clan Foldaeg, qui durant une année nourrit à lui seul le village de ses pêches.