Voici donc un extrait d'une de mes nouvelles, intitulée l'ange rebelle
Elle se déroule en 1815 durant la terreur blanche.
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Aucun hasard ne guidait ses pas le long du parc obscur qui s’enluminait peu à peu de couleurs, au fur et à mesure que passait un page facétieux, bougeoir en main, allumant chandelles et lanternes. La Lune, aux lueurs nébuleuses, tissait avec des lambeaux de nuages une toile d’araignée stellaire. Les murailles de fourrés formaient une longue procession qui offrait une illusion de profondeur égale à celle d’une galerie de miroirs. Seulement pas de mise en abyme, juste l’immobilité effrayante d’un calme sans musique.
Les invités arrivaient par petit groupe. Ange Sirlcaur cherchait sa princesse. Derrière les masques, il ne reconnaissait aucun visage. D’une paix de nuit, l’or au repos descendit sur cet havre sans discernement. Les auras confondues du ciel et de la terre partagèrent sans fausses notes l’espace consacré. Ange naviguait en une attente où la magie agencerait sans forfaiture l’instant au lieu… d’ondoiement disséminé. Sybille, par des gestes simples, lui avait rendu ce privilège qui ne requerrait aucune grandeur : appartenir de nouveau à l’humanité.
Promenant d’une personne à l’autre, d’un rassemblement à l’autre, saluant d’un mouvement de tête courtois les badauds qui le remarquaient, Ange devinait dans ce carnaval, la réponse du désir d’allégresse aux carnages des derniers mois. Il ne comprenait pas dans cet enchantement comment il avait pu en être autrement. Vivre. Il finirait par chasser définitivement ce goût de cadavre dans sa bouche. Les baisers de Sybille y parvenaient déjà.
Au fond, cela s’enchaînait étrangement… et c’était plus ou moins logique. Durant la campagne de France, il avait connu une brève idylle avec une Comtesse en exil. Souvent après des combats et des efforts monstrueux, il terminait sa nuit dans la couche chaude et enivrante de la belle aristocrate. Ange Sirlcaur avait appris à ne s’étonner de rien en matière de circonstances.
Une voix aux échos familiers arrêta l’ancien hussard. Autour de personnages issus de la commedia dell’arte ou de l’imaginaire du folklore celtique, un vieux masque mélange d’Arlequin et d’Obéron laissait ses phrases s’écouler vers les rives de ses auditeurs :
« Cuchulainn, disait-il, releva le défi. Le jeune héros sans nom venait de défaire Conall, le frère de lait du héros de l’Ulster. Dès lors, il ne s’agissait plus de vaincre l’autre pour montrer à tous sa supériorité, mais de tirer les armes pour donner la mort. Aucun des deux opposants ne présentant son nom à l’autre, le duel se déroula dans le secret des identités.
» Souvent le silence devient l’instrument involontaire du destin tragique. Le jeune homme guerroyait avec fougue et agilité. Son jeu d’épée faisait l’admiration de son adversaire. Mais à trop concéder aux talents d’autrui on décline d’une partie des siens propres : la concentration notamment. Le fil de la lame du jeune homme passa si prêt du visage du héros de l’Ulster qu’une mèche de sa longue chevelure tomba à terre. Signe fatal !
» Cuchulainn entra en une rage si démesurée qu’à nouveau la “fureur guerrière” prit possession de son être : si son corps était une région du monde, on l’eut cru secoué par un tremblement de terre tellement la violence de ses spasmes ébranla chacun de ses muscles d’acier. Ainsi, ses talons et ses mollets se retournèrent littéralement pour apparaître de face, tandis que son œil droit s’enfonçait à l’intérieur de son crâne, son œil gauche tuméfié et rougissant dévorait un pan entier de son visage. Sa tête gonflait, ses cheveux se hérissaient comme le centre d’une tempête et soudain gicla du sommet de son front une colonne épaisse de sang noir comme l’ébène… formant une corne d’animal fabuleux. La métamorphose accomplie sous le regard doublement horrifié du jeune guerrier sans nom, Cuchulainn reprit l’assaut. Dévastateur, inconditionné. »
Chacun des moments de la mutation était mimé avec un art si imagé par le conteur qu’Ange Sirlcaur avait l’impression d’assister réellement à la scène. Le cercle - une sorte d’archipel de personnages des folklores et de l’imaginaire des légendes - s’agrandissait tout autour… comme suspendu.
« Or donc l’inévitable arriva. Cuchulainn plongea sa rapière dans le ventre de son jeune adversaire. Ouverture hideuse de laquelle franchirent les viscères du jeune héros. D’un geste tout à la fois sublime et insensé, l’adolescent éperdu chercha à les remettre en lui. Alors Cuchulainn, monstrueux, énorme glissa son œil visible vers un détail que sa folie destructrice déportait de son attention. Une bague… l’anneau d’or qu’il avait naguère offert à la reine Aoifa en remerciement d’un présent infiniment supérieur : un fils… Conlai.
» La douleur dépeinte dans les poésies mortes transperça l’âme du héros de l’Ulster. Il venait de tuer son propre fils. Au-delà du chagrin, il y a le remords… au-dessus du remords, il y a l’expiation. Dans ce même silence fatal brisé par le choc des épées, Cuchulainn emporta Conlai en proie à l’agonie suprême dans sa maison et le veilla jusqu’au bout … niant au destin, de toutes ses forces, son droit de se jouer des hommes. Aucun homme, fut-il le plus grand, n’échappe au déracinement de ses jours. Un simple aveu de détresse saurait-il dévêtir les choses de leur rêve d’éternité ? L’enfant est le désert des profondeurs : il témoigne à la nuit du grondement des vagues. Aurore de l’intimité d’où surgit le nulle part. Et puis tant d’orgueil aussi…
» Lorsque Cuchulainn l’enterra, il comprit la vanité de s’attaquer aux étoiles. L’atmosphère, comme un reflet de vérité, était pleine du pourrissement sinistre des astres. C’était là le résultat de sa victoire colossale.»
Deux mains graciles vinrent se poser devant les yeux de Ange.
« Viens, viens… allons danser, beau prince. »
Ange aurait aimé se joindre à la discussion que le légende généra, comme il aurait aimé se rappeler au bon souvenir du vieux jacobin, Obéron déguisé en Arlequin… mais Sybille l’entraînait déjà vers une farandole qui s’acheminait vers le château.
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